Ce néant qui m’entoure m’agace autant qu’il m’effraie. Je commence certes à avoir l’habitude des surnaturelles dont je semble être une victime de choix, mais ça ne me les rend pas plus agréable pour autant. Suis-je à nouveau victime d’un druide maléfique ou d’un venin paralytique? J’en doute, car la sensation est différente. Elle disparaît aussi presque immédiatement, remplacée par un frisson qui me parcourt.  L’air humide et glacial n’a rien de californien. Pis encore, je semble avoir perdu pied lorsque cet trou noir m’a engouffré.  D’un geste réflexe, je me position sur le côté pour atterrir sur mon épaule et rouler sur mon dos, amortissant l’impact avec le sol inégal et gelé. Ce n’est pas non plus un trottoir de Beacon Hills, qui aurait été bien plus dur, or quelques végétaux ont amorti une partie de ma chute. Et ont tenté de se marier à mon t-shirt pour m’offrir une tenue de camouflage dont j’aurais préféré me passer.

Je me relève rapidement et tente de trouver dans mon dos ce portail qui m’a transporté ici et a, évidemment, disparu. D’un regard circulaire, j’observe les mornes alentours parsemés de tentes de fortune lorsqu’une voix me hèle. Du moins, je suppose que c’est à moi que la jeune femme s’adresse. Je suis soulagé de voir qu’elle me parle en anglais.

Ce n’est qu’alors que je remarque que le peu de chaleur que je ressentais me parvient d’un petit feu à ciel ouvert, dont je semble avoir perturbé la tranquillité. Je balaie mes vêtements sommairement en m’inspectant, avant de répondre à la propriétaire de la tente la plus près.

« Je crois que tout est bon, merci. »

Dans une tentative inutile de réduire ma perte de chaleur, j’empoigne l’encolure de mon t-shirt et la referme d’une main. Le principal effet est de relevé le bas de mon chandail, créant un chemin préférentiel pour que l’air frais ne vienne taquiner mon nombril.

« Où suis-je? » m’enquière-je immédiatement. Et qui sont tous ces gens, me demandé-je sans le formuler.

« Pour une fois que j’ai du bol! » commenté-je à mi-voix.

Ce n’est pas vraiment comme si se faire absorber par un portail magique et transporter au pôle Nord était ma définition habituelle de chance, non plus. Simplement, ne pas me retrouver à moitié mort dans ce genre de circonstances me semble tenir de l’exploit. Sur le coup, je décide de m’inspecter à nouveau alors que je m’informe de l’endroit où je me trouve. Peut-être que ni elle ni moi n’avons réalisé que je suis tombé sur un tisonnier qui me transperce les poumons – c’est mon talon d’Achille, après tout – ou que sais-je encore comme bêtise que me réserve le destin. Heureusement, tout me semble être en place.

Je ne sais pas à quel point j’ai pu faire mauvaise impression, mais la jeune femme disparaît un instant dans sa tente. Était-ce si idiot de demander où je me trouvais? Mon style lui paraît-il ringard? Me voilà soulagé : elle revient avec un trésor. J’aime cette personne, c’est définitif. Je m’approche de celle qui me tend sa couverture en souriant comme un bienheureux. Certes, l’étreinte d’Ethan me tiendrait encore plus au chaud, mais c’est une option à laquelle j’ai mis un frein, quand bien même serais-je toujours chez moi.

« De Californie. Beacon Hills… Je serais surpris que tu connaisses. »

Mon regard prend un peu plus de temps pour observer le paysage presque apocalyptique qui nous entoure. L’article de literie me protège déjà du vent et je sens mes trapèzes relaxer.

« Danny Mahealani. » Inutile de lui préciser qu’elle n’a pas à retenir mon nom de famille. La plupart des gens le déduisent d’eux-mêmes. Pour les autres… je suis capable de compassion.

J’ouvre la couverture dans laquelle je viens de m’emmitoufler, un peu à la manière d’un hibou, et souris à mon hôtesse dans ce monde hostile.

« Je veux bien partager, si tu as également froid. »

Je lui offre un regard aussi innocent que la proposition l'est : entièrement. Kate est autant de mon genre que Jackson.

« Tu as dit que j’aurais du mal à en sortir. Cette forêt est si vaste? »

Sans compter le nom étrange qu’ils semblent avoir donné à ce qui tient plus à mes yeux d’un campement de nomades ou d’enthousiastes du camping qu’à une ville. Même Beacon Hills semblerait cosmopolite en comparaison. Et je ne suis pas vraiment un gars de plein air.

« Nerd! » blagué-je en réponse à Kate en m’emmitouflant dans la couverture gracieusement offerte. Je serais bien surpris que quelqu’un ne connaisse pas la Californie. Ce serait aussi incroyable que d’apprendre que des gens ne connaissent pas New York! Ou encore notre belle nation. Je suis d’ailleurs content d’être tombé sur quelqu’un qui parle anglais. À en juger de son accent, je dirais qu’elle vient de la Côte Est, ce que la température me semble bien corroborer. Il doit faire pas loin de -1000° ici!

Nous avons échangé des présentations courtoises avant de partager notre chaleur sous l’étrenne de Kate. C’est un peu malaisant d’être autant à proximité d’une inconnue, qui ne semble pas forcément bien plus confortable à cette idée que moi, mais nous nous efforçons de poursuivre la discussion comme si de rien n’était. Je l’interroge d’abord sur cette forêt de Multivercity, dont il semble difficile de s’échapper. La réponse me sidère et me fait perdre du même coup mon sourire et ma répartie. On ne me l’avait jamais faite, celle-là.

« Un quoi? » soufflé-je. C’est rhétorique. Elle pourra me répéter aussi souvent qu’elle le désire que nous sommes dans un monde parallèle où nous sommes prisonniers, je crois que j’aurai autant de mal à le croire. Ou à bien y réagir. D’ailleurs, comment on peut bien y réagir?

Je regarde autour de moi d’un œil mi-conspirateur, mi-paniqué. Depuis combien de temps ces gens sont-ils ici? Les questions affluent à mon esprit, et je les soupçonne d’être nées pour rester sans réponses. C’est un moment plus tard que j’assimile les propos de Kate. Il y a donc des constructions dans cet endroit paumé!

J’habite toujours chez mes parents, ce qui n’a rien d’anormal ou de gênant pour un lycéen de mon âge, mais qui pourrait devenir un frein à ma compréhension du milieu locatif.

« Est-ce que les loyers sont chers, par ici? Le tien te coûte combien, par exemple? »

Kate vient peut-être juste de sous-entendre que les gens ici sont adeptes de plein air et vivent au milieu de cette forêt, je refuse purement et simplement de le croire. Puis, je ne peux refouler plus longtemps la question essentielle.

« Cela fait longtemps que tu es prise ici? »