La Contrée de Lilith
& Lilith

Lilith avait ordonné le déménagement de leur maisonnée pour l’un de ces ranchs qui étaient récemment apparus. Si Bait craignait qu’ils ne disparaissent aussi subitement – et lui avec eux – il n’en était pas moins heureux de quitter le centre-ville bruyant et lumineux pour un endroit plus tranquille. Il ne le mentionna ni ne le démontra, évidemment. Il s’était donc installé avec sa colocataire-maîtresse et son nouveau-né dans l’un des ranchs en bon état du nouveau secteur. C’était différent encore des châteaux humides qu’il avait connu sur Katolis, et du centre-ville stérile de béton. C’était quelque chose qui lui rappelait bien plus les steppes arides qu’il avait dû traverser au cours de ses précédentes aventures avec ses amis.  Et au coeur de cet environnement sec et semi-désertique s’élevaient des habitations en bois. À savoir si c’était la coupe à blanc qui avait causé un tel climat, ou si le bois avait été importé de loin, Bait n’en avait que faire.

C’était poussiéreux, chaud et sec. Sa peau, en particulier, formait parfois des écailles dignes d’un reptile en pleine mutation, et non pas d’un magnifique batracien comme il l’était – ou l’avait été : il ignorait s’il serait toujours prisonnier de cette forme humaine.

Bait s’approchait donc du ranch, une brouette au bout des bras. Comme à chacun de ses passages en ville, il ramenait quelques objets qu’il avait glané dans les bâtiments d’apparence inhabités. Vides, à tout le moins, au moment de son passage. Il aimait particulièrement aller chercher dans la cité médiévale des objets qui lui rappelaient son monde d’origine. Des bibelots, tapisseries, et autres mobiliers qui, pour la plupart, décoraient désormais ses quartiers. Une grande chambre digne d’un prince par ses dimensions, mais dont ses colocataires n’avaient rien à envier. C’était dans un coin de la pièce qu’il s’affairait à ouvrir, déconstruire, démonter et défaire tant d’objets qu’il rapiéçait, reconstruisait, remontait et améliorait parfois au passage.  Nul n’eut cru que le batracien se serait trouvé une passion pour le bricolage et les réparations en tout genre. Pourtant, son emploi de concierge lui seyait comme un gant sur ce point : avec des pouces opposables, il était si agréable de faire des choses de ses propres pattes!

Le concierge avait par ailleurs passé quelques nuits à étudier la plomberie du lycée avant de tenter sa chance au ranch. Ils avaient donc l’eau courante, grâce à ses bons soins, mais quelques précautions étaient encore à prendre. Ils ne pouvaient par exemple pas utiliser deux robinets à la fois.

Bait laissa son butin devant la porte du ranch et y entra en prenant bien soin de s’essuyer les godasses sur la carpette devant la porte. Il les retira sitôt à l’intérieur et arpenta quelques pièces avant de trouver Lilith. Il la salua d’un sourire aussi sincère qu’il en paraissait douloureusement forcé, et s’enquit immédiatement, un sourcil haussé trahissant son inquiétude :

« Adam? »

Lilith le fixa en silence. Évidemment, la bougresse voulait lui apprendre à formuler sa pensée de façon cohérente et claire, et elle ne lui répondrait pas avant qu’il n’en fasse au moins l’effort.
« Il est bien? Où? … Il est où? »

Bait s’était rapidement attaché au petit bout d’homme. Peut-être était-ce dans sa nature d’aimer les enfants, ou simplement parce que son précédent enfant lui manquait cruellement – deux choses qu’il n’était pas près d’admettre, même avec un vocabulaire suffisant – ou simplement par sens du devoir, simplement.

Tout vient à point à qui sait attendre. Ce proverbe convenait parfaitement à la démone, dont la patience était une de ses vertus. Elle avait toujours su attendre son heure et saisir l’opportunité qui se présentait à elle. Ainsi, quand le nouveau secteur Old Country émergea, elle sauta sur l’occasion d’en faire son potentiel nouveau royaume. Débarrassée de Lucifer et installée dans ce nouveau monde avec son fils, son ambition la faisait toujours vouloir devenir reine des Enfers. Cependant, il n’y avait plus d’Enfer, du moins pas le sien, et devenir reine sans ses pouvoirs avec un bébé à charge se révélait compliqué. Elle attendait donc son heure.

Faisant partie des premiers arrivés dans la nouvelle partie de Multivercity, Lilith avait choisi le ranch qui lui convenait le mieux. Après quelques repérages, elle avait jeté son dévolu sur un grand ranch en bon état. Il était hors de question qu’elle s’occupe de rénover ou remettre en état son habitat, ça n’avait jamais fait partie de ses compétences. Lilith n’avait jamais ni construit ni rénové, ni vraiment possédé un vrai chez-elle. Elle se contentait de prendre possession des lieux de la personne qu’elle possédait, redécorant sobrement à son goût la décoration existante. Il avait tout de même nécessité quelques travaux, comme l’installation de l’eau courante. Ce n’était pas Lilith qui s’en était occupée mais Bait. Cet ancien batracien magique était devenu plus qu’un simple protégé ou acolyte, il était comme son familier aux yeux de la sorcière, du moins Lilith le considérait comme tel, même si elle ne lui avouait pas. Depuis son arrivée et depuis qu’elle l’avait recueilli, il ne l’avait jamais quittée et s’était montré apte, notamment lorsqu’il était concierge dans son école ou pour veiller sur Adam. Il ne l’avait encore jamais trahie et avait toujours répondu à l’appel. Pour la mi-sorcière mi-démone, il était fiable et digne de confiance. C’était donc tout naturellement que ce dernier l’avait suivie quand elle déménagea.

Comme le ranch venait d’apparaître, il était vierge d’occupant et elle en était ainsi la première propriétaire avec Bait. Elle avait pu choisir ce qu’elle voulait dans chaque pièce. Il y avait une grande pièce de vie, qui servait de salon et salle à manger. Une grande cuisine, un garde-manger, ainsi qu’une buanderie complétaient le rez-de-chaussé. A l’étage, deux pièces avaient été transformées en chambre. Lilith avait fait de la plus grande pièce la bibliothèque et son bureau. Différentes étagères de livres et d’objets divers occupaient les lieux, dont des livres de magie qu’elle avait récoltés en ville, ainsi que quelques carnets où elle avait recopié certaines incantations, explications ou histoires de mémoire. Aimant travailler devant l’âtre d’une cheminée, c’était devant celle de la pièce, où des crânes et des bougies trônaient sur la tablette, qu’elle y avait installé une immense table en bois, qui faisait office de bureau. Lilith y était assise, entourée de divers livres et carnets, dont un contenait tout ce qu’elle savait de ce nouveau monde. Elle leva les yeux de celui dans lequel elle écrivait différentes instructions pour l’école de magie qu’elle dirigeait. Elle venait d’entendre des pas approcher. Elle rendit son sourire à Bait, quand il fit irruption dans la pièce. Ce dernier s’enquit de savoir où était Adam. Pédagogue, Lilith ne répondit pas et attendit qu’il formule une phrase. C’était sa façon à elle de l’éduquer à la parole, sachant qu’il ne parlait pas dans son monde. « Adam va bien. Il vient de se réveiller. » Lilith lui désigna le parc à côté d’elle, où Adam jouait avec des poupées de chiffon confectionnées par la sorcière, qui s’en servait autrefois pour sa pratique de la sorcellerie. Elle suivit du regard Bait, qui rejoignit Adam. Elle était impressionnée de voir l’attachement réciproque qui s’était tissé entre son petit démon et son familier. « Tu es encore allé chercher de quoi remplir ta chambre dans les ranchs voisins ? » Ce n’était pas un reproche, mais plutôt un constat, qui amusa Lilith. Cette dernière savait que l’ancien batracien aimait remplir leur ranch d’objets moyenâgeux, tout comme elle aimait le remplir d’objets relatifs à la sorcellerie et à l’occulte. « Est-ce que tu as pu trouver des livres ? » Les différentes étagères de la bibliothèque n’étaient pas toutes complètes, certaines étaient même encore vides et la sorcière comptait bien les remplir de différents ouvrages utiles.

Codage par Libella sur Graphiorum

La Contrée de Lilith
& Lilith

Bait contourna le bureau où travaillait Lilith pour apercevoir Adam. Le parc se dévoila à lui, un bambin à l’intérieur. Une douce lueur se mit à émaner du crapaud fait humain alors qu’il l’observait jouer avec les poupées. Il jeta un regard en biais aux crânes qui trônaient au-dessus de la cheminée, lui rappelant avec amertume Claudia, une amie qui leur avait tourné le dos et choisi de suivre les traces de son père. Boudeur, Bait n’aimait pas trop ressasser de tels souvenirs de complots et de trahison. Il décida plutôt de s’accroupir à la hauteur du rejeton pour l’observer en silence.

Lorsque Lilith reprit la parole, Bait se contenta d’abord de hocher de la tête. Adam venait de le remarquer et tendait ses minuscules bras dans sa direction. Le crapaud enfourcha le muret flexible qui délimitait l’espace réservé au prince des Enfers, et inspira profondément pour répondre à Lilith. Sa voix devenait rapidement rauque avec les mots qui se succédaient.

« Oui. J’ai fait ça. Cherrrcher des trrrésorrrs. Autourrr. »

D’un geste qui devenait une habitude, Bait cueillit Adam dans le creux de son bras. De sa main libre, il récupéra les mèches de cheveux qui tombaient dangereusement près de la portée du bambin, et les plaça hors de celle-ci.

« Bonjourr, Adam », susurra-t-il d’une voix faible, avant de retourner son attention sur sa maîtresse. « Trrrois. Un joli. Un grros. Un brrisé. » Il avait en effet remarqué que des pages avaient été arrachées. Chose qui était un haut-crime gravement puni aux yeux du mage Callum.
« Je peux cherrcher les livrres dehorrrs. »

Sa main désormais occupée à cacher puis révéler le regard d’Adam le prit sous une épaule. Un léger transfert de poids suffit à assurer sa prise de ses deux mains alors que Bait le déposait à nouveau dans son terrain de jeu et franchissait une fois de plus la frontière de celui-ci. Il s’installa en face de Lilith, les mains croisées dans son dos naturellement voûté lui-même penché vers l’avant, dans l’attente d’une instruction venant de celle-ci. De ce qu’il avait compris, le climat ici était favorable à la conservation des ouvrages imprimés, mais il n’était pas encore suffisamment familier avec Lilith pour lire avec certitude ses désirs. Aussi préférait-il encore se montrer davantage servile que de faire preuve d’une initiative excessivement zélée.

C’est avec ravissement que Lilith accueillit la nouvelle de celui qui était devenu son homme à tout faire. Bait avait ramené divers livres de son excursion dans les autres ranchs encore inoccupés. C’était le privilège d’être arrivés les premiers sur les lieux. L’ancienne reine des Enfers et reine autoproclamée de l’Old Country avait saisi l’opportunité et comptait bien rester cette fois-ci au pouvoir. Pour elle, la connaissance était la clef dans ce nouveau monde, où la situation n’était pas encore totalement éclaircie, sachant qu’elle était encore privée de ses pouvoirs magiques. Elle enviait Bait pour ce point. Il avait récupéré une partie de ses pouvoirs, alors qu’elle non. Elle se consolait en se disant que l’étendue de ses pouvoirs était considérable, et qu’il lui fallait davantage de temps pour les récupérer pleinement sans altération. Il était dur pour elle de se l’avouer, mais elle avait besoin de Bait, devenue une sorte de familier à ses yeux. Il lui rendait la vie plus simple et l’aidait avec son fils. Habituée à agir seule et n’ayant aucune attache, elle ne pouvait se le permettre maintenant qu’elle avait Adams et qu’elle était dans ce monde, qui n’était pas le sien et dont elle ne comprenait pas encore entièrement les règles. Elle avait fini par comprendre qu’il y avait une date qui revenait : le treize. Tous les treize du mois, de nouveaux arrivants débarquaient. Il lui restait encore des mystères à éclaircir. Ainsi, elle consignait son savoir actuel et entreprenait des recherches. Elle était en train de consigner certains éléments, quand Bait arriva.

Une fois que Bait fut revenu auprès de Lilith après avoir salué Adams, il s’enquit des désirs de la démone. « Oui, vas les chercher. » La sorcière était impatiente de voir les trésors de connaissance récupérés par le batracien. Ce dernier partit les chercher et quand il revint, elle lui désigna son bureau. « Pose-les là ». Lilith se leva de son bureau et le rejoignit, les battements de son coeur s’accélérant d’excitation. « Voyons voir ces trouvailles. » Lilith se saisit du premier de la pile. Il s’agissait du premier désigné par Bait : le joli. La démone l’ouvrit et le feuilleta, puis le tendit à Bait. « Celui-ci, tu peux le garder. » Elle s’empara du second : le gros. C’était un immense grimoire de sorcellerie recouvert de glyphe sorcier écrit dans la langue des sorcières, sa langue. Lilith fut surprise de constater qu’elle comprenait les écritures, en parcourant les pages. Il semblerait que son langage de sorcière était commun dans ce monde et dans le sien, du mois pour cette époque. Le livre semblait dater de l’époque dont Bait semblait venir. Une époque située au temps du Moyen Âge. Aussi, Lilith ne fut pas surprise qu’il l’ait choisi. « Celui-là, je le prends. » Lilith le décala vers sa place, où trônait encore ses papiers et crayons. Elle prit enfin le dernier livre : le brisé. Des pages y avaient été arrachées. Ce livre semblait être une énigme. « Intéressant, Bait. Est-ce que tu te rappelles dans quel genre d’endroit tu l’as trouvé, dans quelle pièce ? ». Elle lui tendit, curieuse de voir ce qu’en penserait Bait.

Codage par Libella sur Graphiorum

La Contrée de Lilith
& Lilith

L’éclat des écailles, c’est à dire de la peau, de Bait se fit infinitésimalement plus brillante, durant un court instant, alors qu’une vague de chaleur l’inondait de fierté. Lilith semblait satisfaite de ses trouvailles. Tout près du bureau, là où les ouvrages à l’odeur poussiéreuse reposaient, il se tenait tranquille et inflexible. Du coin de l’oeil, il avait un bon angle pour surveiller le petit : il se doutait bien que le fils d’une aussi puissante sorcière que sa maîtresse exhiberait tôt ou tard une affinité pour la sorcellerie. Lorsqu’elle lui tendit le joli livre, Bait l’accepta en réfrénant son empressement et le déposa à côté des deux autres. Un détachement forcé et maîtrisé, en somme. Bien qu’il ne quittait pas les deux autres vivants du regard, il se souvenait de l’imprimé majestueux de la couverture, qui représentait un étang auprès duquel des enfants faisaient de la balançoire et sur laquelle quelques éléments, comme un arbre et un buisson de fleurs, avaient été brodés afin d’être portés en évidence.

Le familier acquiesça d’un mouvement subtil lorsque Lilith affirma conserver le second. Il s’en était douté : le grimoire ressemblait à ceux qu’il avait si souvent vu les mages de Katolis utiliser. Quant au dernier, il n’était pas certain de la raison pour laquelle il s’en était saisi. Il était là, simplement, se justifiait-il. Après tout, pourquoi ne pas prendre tout livre qui lui tombait sous le nez? Il en avait pourtant ignorer d’autres, et en meilleur état. Le crapaud refusait de s’admettre qu’il avait été intrigué par l’objet, ou même poussé par quelque force supérieure. Un coup de destin semblait être la meilleure explication.

Cela n’empêcha pas Lilith de prendre Bait au dépourve avec sa question. S’il avait failli ébaucher un sourire à la remarque flatteuse, l’interrogation qui s’enchaîna bien naturellement à la suite le fit hésiter, et pas seulement sur le choix des mots. Un gazouilli d’Adams rompit le silence avant que Bait ne réponde. Il ne s’était pas trouvé avec les deux autres ouvrages.

« Derrière un… bâtiment près de… de… l’étable à chevals. »
« Près de l’écurie », se corrigea-t-il avec l’aide de Lilith. « Petit bâtiment puant. Avec toit sur le côté pour… défendre le bois contre la pluie. »

Le batracien reprit l’ouvrage abîmé qu’il avait trouvé près des bécosses, incertain de ce qu’il devait en faire. Il s’apprêtait à demander si c’était sans valeur, mais se surprit à poser une offre sur la table.

« Je peux montrer. »