Un hurlement se fait entendre au loin, répercutant le cri affamé d'un prédateur à l'ouïe de ses pairs. La chasse est ouverte, lâchez la bête, l’heure est désormais à observer les humains paniquer. D'ordinaire, la promesse de la pleine lune m'aurait fait presque considérer un sourire, et aller m’installer de manière à observer la traque et prendre des notes sur la réaction des proies, la vélocité des créatures, histoire d’appliquer l’information à mes propres expérimentations en torture et résistance à la douleur. Mais ce soir, le sentiment est amer. Et pas de façon agréable. Mais je devrais cesser de rêver, de déglutir à l'évocation d'une aberration que je n'aurais jamais cru possible (qui l’eut cru que je viendrais un jour à passer outre le plaisir de cris torturés pour avancer), et plutôt continuer mon chemin. Je marche parce que je ne vois pas l'intérêt d'utiliser un véhicule pour me rendre là où mon cœur m'appelle, je préfère de loin laisser les branches mortes de la forêt craquer sous mon poids, ma jupe prenant dans les racines acérées de ces arbres qui autrefois avaient pu être majestueux; cette simple pensée de beauté m'horripile, un environnement de mort et de désolation sied bien mieux à l’endroit baigné par les arabesques incertaines du gaz des marais servant de limites naturelles au territoire de mes aïeux. La terre ancestrale des Addams avait tout pour plaire: une forêt presque aussi noire que ce qui me servait de coeur, un marais, un cimetière, quelques gorges sans fond dans lequel j’avais balancé ce qui m’intéressait à ce moment là (animaux de compagnie, Pugsley, des camarades de classe parfois).

Le paysage s'éclaircit à chaque pas que je fais, la brume se lève peu à peu et soudain la voilà, se dévoilant à mon regard comme une tombe sépulcrale dans laquelle chaque Addams digne de ce nom ne demanderait qu'à reposer. Une bâtisse ancestrale, un manoir massif d'apparence frêle mais dont le grandiose n'a d'égal que le frisson de délice que son architecture fait courir le long de l'échine de ceux qui l'aperçoivent. Auquel cas, le long de MON échine.

En temps normal, l'apparition de la demeure dans lequel j'avais toujours vécu me remplit d'agacement et de rancœur, principalement parce que je ne doute pas de l'activité à toute heure de mes parents, ou simplement parce que je n'ai pas encore réussi à échapper à l'étreinte de mon héritage. Je passe le plus clair de mon temps libre à préparer des plans d’évasion plus honteux les uns que les autres. Mais ce soir... ce soir, ma frustration naît de mon manque de progrès dans mon entreprise et mon incapacité à faire une tâche aussi simple que celle de remettre la main sur Enid Sinclair. J’ai passé ma vie à vouloir fuir l’ombre du manoir Addams, et depuis quelques semaines, rien ne me ferait plus plaisir que de faire visiter les lieux à la bubbly lycanthrope.

— Oh. Em. Gee.
— Enid.
— Wednesday. Enfin, je veux dire Wednesday “je-refuse-de-me-laisser-accabler-par-la-technologie” Addams a un cellphone ?! Et pas n’importe quel téléphone en plus,...
— ENID.
— …parce que tu sais je sais que tu es riche et tout ça mais tu es vieux jeu aussi…, je lui adresse un regard plus sévère que d’habitude (oui, oui, c’est possible), ..et je m’étais presque attendue à te voir avec un 3310 ou quoi. Je n’ai rien contre Nokia, mais vraiment, il n’y a rien de tel pour se fai…
— SINCLAIR !

Enfin, le silence. Peut-être que j’allais pouvoir en placer une, et enfin pouvoir étendre à la jeune lupine l’invitation de mes parents à passer le reste de l’été avec nous. Je n’étais pas excitée à cette idée, l’excitation est pour les faibles et moins que rien qui n’ont rien d’autre à faire, mais le concept a mérité mon attention comme jamais une idée de mes parents n'avait pu engager mon temps. Je refuse de l’avouer, mais le splash de couleurs me manquait.J’allais ouvrir la bouche, exprimer pour la première fois une nervosité que je n’avais jamais connu par le passé et juste annoncer l’invitation, lorsque la louve m'interrompt. Quelque chose attire son attention, elle laisse un instant le téléphone sur le bureau pour dire d'aller voir de quoi il s'agit et le vidcall me laisse sans rien d’autre qu’une vue parfaite sur la chambre de la belle. Je rage, j’allais lui dire quelque chose d’important, sacrebleu et elle trouve le temps de se balader?! J’allais laisser mon agacement s’exprimer lorsque mon impatience est figée par le cri de Enid. Mon nom. La dernière chose qu’Enid ait exprimé semble être une surprise non déguisée, et elle a appelé mon nom dans sa détresse.J’ai du mal à pardonner mon incapacité d’avoir été là pour elle.


C’était en août dernier. Depuis, la police était aussi confuse qu’inutile, les indices classiques n’avaient mené à rien pendant des semaines, Esther Sinclair et sa meute de cabots se sont montrés plus incapables que ce que je ne le craignais et la rencontre avec le pack d’Enid n’a rien fait d’autre que me convaincre que jamais je n’allais laisser ma roommate retourner dans cette famille de dégénérés. Leur fille avait disparu et je ne peux m’empêcher d’être convaincue que la mère n’a rien remarqué jusqu’à ce que je lui pose la question.

Absolument indignes de la présence d’Enid dans leur vie.

Bien sûr, une fois que je met la main sur l’énergétique blonde, j’allais tout faire pour l’en convaincre, et je ne suis pas contre l’idée de la kidnapper si elle refuse d’accepter cette simple réalité. Tout est valide si Enid ne retourne jamais dans ce trou paumé. Songer à ma roommate me serre le coeur, et encore une fois, le sentiment n’est pas aussi délectable que je l’aurais voulu. Le souvenir de sa détresse me revient en mémoire et un élan de colère s’empare de moi à nouveau: j’ignore qui avait osé l’arracher à moi, mais j’étais déterminée à leur faire payer leur erreur.
Ce soir, je me voyais un peu plus proche de mon but, et il n’avait fallu que rendre visite aux membres les plus étranges de la famille. Si quelque chose de curieux se passait quelque part, un Addams était le mieux placé pour dire d’aller au bout de l’histoire.

Nous avions un Addams pour les sortilèges, quelques uns pour des cas de poltergeist, certains se spécialisaient en concepts que les humains normaux n’avaient même pas encore de terme pour les décrire. La plupart des membres du clan, par nature, étaient tout simplement hors normes. Étranges. Kooky. Contre nature. Quelle que soit votre attente d'une famille aussi grande que la nôtre, le clan explose vos attentes de la pire manière qui soit. Et aujourd'hui, je les avais convoqués. Les experts, sorcières, les démonistes, les Addams plus normaux aussi qui ont réussi à se faire une place dans une société qui n'a jamais pu accepter les autres. Tous. Mon enquête n'avait laissé qu'une option quant à la disparition de ma roommate et j'allais avoir besoin de l'aide de tout le monde pour la suivre.

Le manoir qui se dessine à l’horizon est une merveille d’architecture, noyé dans une atmosphère déprimante qui fait tout son charme. Le siège du pouvoir de notre famille, le coeur mort de notre clan, et moi, j'en foule le sol comme une reine, gorgée de l'assurance qui se niche si près de ce cœur qui ne bat presque plus... Je passe le porche d’entrée, accueillie par le grognement de Lurch alors qu’il me libère de la veste que j'avais décidé de porter ce soir.. Au cri de la créature surnaturelle se joint maintenant une autre plainte, dont la mélodie est d'autant plus douce à mon oreille: de la souffrance, culminant en un gémissement de douleur. Mes parents étaient nerveux à l'idée de mon projet et ils avaient sans nul doute exprimé le besoin de relâcher la tension dans les donjons. Je souris presque à y penser, je m'arrête, je savoure, je m'en mords la lèvre tant cette souffrance m'est délectable même si la source en elle-même est répugnante (vraiment, qui veut imaginer ses parents dans *cette* situation?). La douleur est quelque chose que les dieux ont inventés pour dire à l'humanité: "Eh! T'es vivant". Gomez et Morticia Addams relâchaient leur tension à leur manière, alors que la souffrance qui m’étreins est plus viscérale. Plus improbable. Difficile à admettre. Tout ce que je sais, c'est que je ne peux retourner à Nevermore si Enid n'est pas là pour m'aider à supporter le train train quotidien. Qui sait, après le monstre de mon premier semestre, peut-être m'aidera-t-elle a identifier le stalker apparent qui m'a contactée à la fin du semestre dernier. J'étais la première à accepter d'être torturée (ils n'étaient jamais aussi talentueux que ce que j'aurais pu leur infliger), mais l'idée même d'une année, une vie sans Sinclair m'était insupportable. J'avais déjà fait les frais de cette solitude lors de notre dispute, et je n'avais nul envie de réitérer l'expérience.

Mes parents se sont adressé un regard entendu avant de me sourire lorsque j'ai transmis mon ressentiment, comme s'ils devinaient quelque chose que je n'étais pas prête à admettre. Ce qui leur a été difficile à accepter, en revanche, fut mon projet de suivre où qu'Enid ait été happée.

Les portes s'ouvrent sur ma silhouette, grinçant doucement sous le poids des âges et chaque regard pourrait alors contempler ce que je m'étais décidé comme apparence aujourd'hui. Une apparence neutre, celle que je préfère, à la peau pâle qui soutient un regard noir et une chevelure d'ébène. Ma démarche est assurée, et je me laisse interrompre par mes oncles et cousins lorsqu'ils m'enlacent de loin. Je ne suis pas là pour me battre ou pour chasser mon frère, mais bien pour braver l'inconnu.

Est-ce que tout est prêt?, je demande à mon "expert". Je n'étais qu'une psychique, et traquer l'essence d'un loup garou peu importe le domaine dans lequel elle se trouvait demandait un talent que je ne possédais pas. Bien sûr, le projet risquait d'être à sens unique pour cette même raison et je refusais de ressentir de l'amertume à l'idée de laisser ma famille derrière moi. Je n'avais pas les données pour comprendre comment mon cousin allait pouvoir dire de provoquer mon envoi au même lieu qui m'avait arrachée à Enid, je n'avais pas le moindre doute sur nos chances de succès: curieux ou non, impossible ou pas, on parlait d'un Addams ici. Il n'y avait pas plus capable dans son domaine.

De nombreux pentacles sont dessinés au sol, mes cousins ont de nombreux grimoires en main et sont encore en pleine conversation avec leur fratrie plus "scientifique", mariant science et magie pour exécuter l'impossible. Le tout était accompagné d'équations diverses que je ne comprenais pas, part intégrale de l'effort que nous partagions. La salle était sombre, illuminée aux bougies alors que le clan m'observait calmement, le buzz des conversations ne prenant fin que lorsque mes parents sont entrés dans la pièce. Mon père me demande une fois encore si je suis sûre de moi, ma mère me sourit calmement comme si elle comprenait un aspect de mon raisonnement qui m'échappait toujours. Elle avait l'air aussi déchirée que le jour où elle m'avait larguée à Nevermore, mais un peu plus digne que les larmes qu'elle avait laissé couler ce soir là. Le câlin de Pugsley se fait un peu plus long qu'à la rentrée.

Arrêtez de me regarder comme ça. Si vous imaginez un instant que c'est la dernière fois que vous me voyez, je me ferais un malheur de vous décevoir. Thing, tu es en charge, assure-toi que ces mécréants ne profite pas trop de mon absence, je compte sur toi.

Je m'avance dans l'espace qui m'est réservé, le coeur battant, prête à retrouver Enid. Tout autre option n'était pas acceptable. J'offre un sourire à mes parents (mon père porte sa main au coeur comme si l'image lui a fait un choc qui a manqué de peu de le tuer) et l'expérience peut enfin commencer. Le clan se met à énumérer l'incantation, l'énergie se mêlant à la fabrique même de l'univers pour me permettre de glisser d'un lieu à l'autre. Le manoir s'efface, mes proches disparaissent, et là où le manoir se tient dans notre monde je me retrouve dans une forêt aussi sombre que celle qui entoure notre domaine. Il ne me faut que quelques minutes pour me situer, et je regrette presque de ne pas avoir le talent olfactif de ma louve dans ce nouvel environnement. Une seule réalisation importait, de toute façon.

Les choses sérieuses peuvent commencer...